Courir de ville en ville et de pays en pays : Vénus Khoury-Ghata,
écrivain français / Running from City to City, Country to Country: French Writer Vénus Khoury-Ghata
Romancière et poète libanaise, VÉNUS KHOURY-GHATA est l’auteur de dix-sept romans, dont Une maison aux bord des larmes, La Maestra et Le Facteur des Arbruzzes, ainsi que de seize recueils de poèmes dont le plus récent Où vont les arbres ? (Mercure de France, 2011). Grand Prix de poésie de l’Académie française en 2009, elle a été élevée au grade d’Officier de la Légion d’honneur l’année suivante. Le Prix Goncourt de poésie lui a été décerné en 2011. |
Vous êtes un écrivain prolifique, ayant écrit de nombreux livres de fiction et de poésie. Quels sont les défis artistiques et les avantages inhérents à l’écriture dans les deux genres ? Et en pratique, comment répartissez-vous votre temps entre les deux genres ? Travaillez-vous sur les différents livres en même temps, ou un par un ? Je n’écris jamais de roman et de la poésie en même temps. Deux genres différents. L’écriture du roman, basée sur une intrigue et qui doit raconter les personnages dans toute leur complexité, est très différente de celle de la poésie rétrécie jusqu’au souffle et qui survole situations et personnages pour n’en retenir que l’essentiel. Ecrire un roman revient à escalader une montagne, pas après pas jusqu’au sommet où j’écris le mot « FIN », tel l’alpiniste qui y plante son drapeau. Vous avez dit que vous écrivez en arabe par le biais du français et vous avez si bien décrit comment un morceau d’écriture se met en place : les lignes arabes de droite à gauche, et les françaises, de gauche à droite. Pouvez-vous parler de votre démarche poétique en ce qui concerne la façon dont ces deux langues vivent en vous ? Deux langues l’arabe et le français n’ont pas cessé de cohabiter dans ma tête. Le français, compagnon de tous les jours, l’arabe : un resquiller qui se glisse subrepticement dans la langue française pour lui apporter ses images, ses tournures, ses couleurs et son ampleur. Cette expérience d’exprimer la pensée arabe dans l’écriture française est à un autre niveau dès lors que vous traduisez des textes arabes en français. Comment votre traduction littérale de l’arabe en français diffère-t-elle du type de traduction mentale qui se produit lorsque vous écrivez votre propre travail ? Est-il moins intime, peut-être, parce que le texte original n’est pas le vôtre ? L’arabe s’impose spontanément au français quand j’écris pour moi-même malgré l’impression que ces deux langues se battent dans ma tête, chacune voulant imposer sa forme à l’autre. Le problème devient différent lorsque je traduis les poètes arabes et notamment le poète Adonis. La langue française s’étant rétrécie avec le temps (rien à voir avec la langue ample et gourmande de Rabelais), je suis obligée de sacrifier des métaphores et des adjectifs devenus haïssables et ringards dans la littérature française d’aujourd’hui. Mon travail de traductrice est beaucoup plus fatigant, je dois recréer le poème tout en gardant son sens. Traduire littéralement est ridicule. La langue française et la langue arabe n’ont pas la même esthétique. Ce qui est beau dans l’une ne l’est pas forcément dans l’autre. |
J’aime beaucoup la série magnifique de poèmes sans titres qui sont recueillis dans la section « Mots », dans la séquence d’ouverture de votre livre, Elle dit :
Elles marchent depuis le début de l’alphabet à la recherche de la lettre UNE qu’on soulève telle dalle de pierre pour retrouver les ossements de la langue première celle grommelée des lèvres devenues friables à force de frotter leur voix sur le silex
Vous imaginez cette alternative organique et féminine à l’énonciation paternaliste et auto-générative : « Au commencement était le Verbe… et le Verbe était Dieu. » Le problème de cette énonciation c’est son caractère auto-génératif. Vous, au contraire, dans votre poésie, vous présentez la langue comme ne se générant pas elle-même mais comme dérivant de et existant dans la nature. Pourriez-vous commenter ce qui a inspiré cette suite particulière de poèmes et expliquer comment cette suite récurrente est née ?
J’aime votre référence aux « Mots » dans mon recueil, Elle dit. Ces poèmes sont nés de mes de mes longues discussions avec le peintre surréaliste chilien Matta. « D’où viennent les mots ? » — notre grand souci pendant des mois. Les sons qui s’étaient retrouvés par intuition après la formation de la Terre ont-ils créé les mots? Les consonnes avaient une peau rêche, les voyelles étaient lisses. Il fallait être fou pour imaginer tout ce que j’ai retranscrit de nos élucubrations.
Les morts cohabitent avec les vivants partout dans votre œuvre. Un des morceaux que j’ai choisi qui exprime cet aspect de votre travail est dans Elle dit :
Elle n’ouvre qu’aux vents qui libèrent dans les morts épinglés sur son
miroir pour les enterrer plus haut dans un trou de l’air
La falaise dit-elle s’émiette comme un pain pauvre et ce ne sont pas
les chênes taciturnes qui sauveront la réputation du paysage
Elle dit aussi qu’il suffit d’attendre la cinquième saison pour que ses
morts lui reviennent larmes doucereuses sur les joues du pommier
Ils chevaucheront le brouillard
chevaucheront les chiens
souilleront le palier
pour exprimer leur désapprobation
Ce réalisme magique rappelle les écrivains d’Amérique latine, comme Jorge Borges et Gabriel Garcia Marquez, comme certains l’ont remarqué. Où votre réalisme magique trouve-t-il ses racines? Y avait-il une tradition similaire dans la littérature arabe ou dans la culture dans laquelle vous avez été élevée ?
Je suis une lectrice passionnée des écrivains de l’Amérique latine. Je suis aussi née dans un village du Liban nord qui vénère ses morts. La mort considérée comme une consécration. Des maisons ordinaires, mais un cimetière en pierre dure, presque des mausolées. La mort de mon jeune mari a approfondi mes sensations. J’ai creusé plus loin lors de la dépression qui a suivi cette perte et imaginé que les morts poursuivent leur vie sous terre, qu’ils se nourrissent de l’odeur de notre pain, boivent les vapeurs des sources et des rivières, vivent sur nos bruits. Une couche de terre nous sépare. Nous marchons sure leur silence le jour, ils nous piétinent la nuit quand ils s’insèrent dans nos rêves.
Non seulement les gens interagissent avec les morts dans votre poésie, mais ils interagissent aussi avec leur environnement naturel, et plus particulièrement les arbres, dans un paysage riche et anthropomorphique qui imprègne votre poésie. Un exemple évocateur de cela est dans Où vont les arbres ? :
La terre à l’époque cumulait les terres
On enterrait à tour de bras les océans
Le soleil devenait précaire
La nuit arrivait à tout moment
La mère nous confiait à l’obscurité qui efface les fautes d’orthographe et les cahiers
La mère nous effaçait avant de rejoindre l’orme qui l’attendait nu dans son écorce
l’aimait à genoux
sueur verte et résine maculant son corsage en dentelle
la mère trayait l’arbre à la barbe de la forêt
ou
Elle allait aux étreintes comme on va à l’herbe
accrochait au passage un orme blanc
un platane aux bras raccourcis
faisait des petits avec toute ombre qu’elle croisait
nos frères en désarroi les oiseaux ramenés dans ses cheveux
la mère une saisonnière d’amour comme la grive aux yeux roux
Cet anthropomorphisme extrêmement créatif résonne profondément en moi, dans sa représentation d’un monde naturel qui ne fait qu’un avec le monde humain. Dans vos poèmes, le monde végétal n’apparaît pas comme moins que le monde humain, ou à part, mais plutôt comme une partie intégrante et active de celui-ci. Pouvez-vous parler de cet aspect de votre écriture ?
Je suis heureuse de vous voir évoquer le monde végétal dans ma poésie.
Mon village était vert, nous vivions dans les arbres, sous les arbres. Mon dernier recueil Où vont les arbres, prix Goncourt de poésie 2012, prix Guillevic, et prix de la Fondation Pierrette Micheloud à Lausanne, a connu trois tirages en un an quand un receuil met des années pour être épuisé. Ce receuil qui raconte mon enfance fait des enfants et des arbres des compagnons de jeu. Les mères appellent arbres et enfants à rentrer à la maison dès la tombée de la nuit. Arbrisseaux et enfants dorment tête bêche dans le même lit. Poèmes qui célèbrent les femmes de mon village, capables de transformer n’importe quelle herbe en nourriture, et qui ont une forge dans le poitrine lorsqu’elles soufflent sur les braises pour attiser le feu. Des femmes héroïques
Votre poésie porte de façon fluide la totalité de l’expérience humaine qui englobe le monde de l’imagination, la vie, et la mort comme ils se croisent dans l’acte d’écrire. Ce portrait est éclairé par les passages où votre création de personnages est transparente, comme dans Nettles :
Noircir les pages jusqu’à épuisement des mots et surgissement de ce personnage que
je vois pour la première fois
Je ne connais pas son nom
inutile de le lui demander
il ne sait pas écrire
il ne sait pas parler non plus
il sait seulement qu’il est né du contact de la plume et du papier
du voisinage de deux mots que le hasard a mis côte à côte
il se laisse faire lorsque je l’installe au milieu de la ligne entre un verbe et un objet
mais l’écarte un rien lorsqu’il essaie d’occuper tout le terrain
et fais la sourde oreille lorsqu’il tente de m’entraîner dans l’action
j’ai décidé d’être seule maître du jeu
La dynamique ici est un va-et-vient, une collaboration, vraiment, entre le personnage et l’écrivain, et cette dynamique devient plus compliquée lorsque le personnage est en fait une personne réelle, et le texte autobiographique, comme dans le passage suivant :
Des voix s’élèvent entre les lignes
elles réclament le personnage principal vu sa connaisance cadastrale des lieux
je dis connaissance pour ne pas dire terreur
pour ne pas dire enfouissement sous terre quand le père décidait d’enterrer le fils et
ses poèmes sous les orties
Pouvez-vous décrire votre processus de caractérisation et comment le genre littéraire (poésie ou prose) et la nature du personnage (fictive ou réelle) influencent ce processus ?
Nettles ou Orties me fait courir de ville en ville et de pays en pays, devenue une pièce de théâtre. Je l’ai écrit pour ma mère morte qui de son vivant, une fois son ménage terminé, assise sure le seuil de la maison, elle regardait le terrain vague envahi par les orties et leur criait : je vous arrache demain. Un travail remis de jour en jour. Je l’ai imaginée morte, revenant à pied de son village où elle est enterrée, pour affronter les orties qu’elle n’a pas eu le temps d’arracher de son vivant. Orties ou Nettles, la supériorité de la poésie sur la prose. Elle peut rendre raisonnable et faisable ce qui ne l’est pas.
Lebanese poet and novelist, long-time Paris resident VÉNUS KHOURY-GHATA is the author of seventeen novels, including Une maison aux bord des larmes, La Maestra, and Le Facteur des Arbruzzes, and sixteen collections of poems, most recently Où vont les arbres ? ( (Mercure de France, 2011). Four collections of her poems and one novel are available in English in Marilyn Hacker’s translation. Recipient of the Grand Prix de poésie de l’Académie française in 2009, she was named an Officer of the Légion d’honneur the following year. She received the Prix Goncourt de poésie in 2011. |
You are a prolific writer, with numerous books of fiction and poetry. What are the artistic challenges and rewards of writing in two genres? How do you divide your time between the two — do you work on different books simultaneously, or one at a time? I never write a novel and poetry at the same time. They are two different genres. Novel writing, based on a plot and a narrator who has to describe the characters in all their complexity, is very different from that of poetry, which is a thin breath, a speaker skimming over situations and characters only to retain what is essential. Writing a novel amounts to climbing a mountain: step by step up to the summit where I write the word END like a mountaineer planting his flag. You have said that you “write in Arabic by means of French” and once described how a piece of writing comes into being: Arabic lines from right to left, French from left to right. Can you speak to your poetic process as it relates to the way these two languages inhabit you? The two languages have not stopped living together in my head. French, my daily companion, and Arabic, a freeloader who slips surreptitiously into my French to bring in its images, its turns of phrase, its colors and amplitude. This experience of expressing Arabic thought in French writing is taken to another level when you translate Arabic texts into French. How does literally translating Arabic into French differ from the kind of mental translation that happens when you write your own work? Is it less intimate, perhaps, when the original writing is not your own? Arabic spontaneously imposes itself on French when I write my own work, despite the impression that these two languages fight against eachother in my head, each one wanting to impose its form on the other. The problem becomes different when I translate Arabic poets, especially the poet Adonis. The French language is being narrowed over time (it has nothing to do with the sweeping, gourmet language of Rabelais); I am obliged to sacrifice metaphors and adjectives that have become hateful and tacky in the French literature of today. My translation work is much more tiring; I have to recreate the poem while also maintaining its meaning. Literal translation is ridiculous. The French language and the Arabic language do not have the same aesthetic. That which is beautiful in one is not necessarily so in the other. |
I very much like the untitled poems collected in the section “Words,” the opening sequence in your book, She Says, translated by Marilyn Hacker:
They walked from the beginning of the alphabet in search of the letter ONE which they lifted like a gravestone to find the remains of the first language the one mumbled by lips become crumbly from rubbing their voices against the flintstone
It’s exhilarating to imagine this organic, feminine alternative to the paternalistic, self-generative “In the beginning was the Word… and the Word was God.” Throughout much of your poetry, language is seen as deriving from and existing in nature, as opposed to creating itself and nature. Can you speak to what inspired this particular sequence and how the idea for this recurrent theme in your poetry came to be?
I like your reference to “Words” in my collection Elle dit. These poems were born from my long discussions with the Chilean surrealist painter Matta. “Where do words come from?” That was our main concern for some months. The sounds that were found by intuition after the formation of the earth — did they create words? The consonants had a rough skin, the vowels were smooth. It’s crazy to imagine all that I retranscribed from our ramblings.
The dead cohabitate with the living all throughout your work. One of my favorite passages that expresses this aspect of your work is in She Says:
She only opens her door to the winds who liberate the dead pinned
to her mirror to bury them higher up in a hole in the air
The cliff she says is crumbling like a poor man’s bread and it’s not
those taciturn oaks which will save the landscape’s reputation
She says too that she has only to wait for the fifth season for her dead
to come back to her honeyed tears on the apple tree’s cheeks
They’ll stride across the fog
mount the dogs
soil the hallway
to express their disapproval
This magical realism is reminiscent of Latin American writers such as Jorge Luis Borges and Gabriel García Márquez, as others have noted. Where does the magical realism in your work find its roots? Is there a similar tradition in Arabic literature and the culture in which you were brought up?
I am a passionate reader of Latin American writers. I was also born in a village in north Lebanon where people venerate their dead. Death is considered a consecration. Ordinary houses, but a cemetery of hard stone, almost mausoleums. The death of my young husband deepened my feelings. I sunk deeper during the depression that followed this loss and imagined that the dead continue their lives beneath the earth, that they are nourished by the smell of our pain, drink the vapors of springs and rivers, live on our noises. A layer of earth separates us. We walk on their silence by day; they trample us by night when they insert themselves into our dreams.
Not only do people interact with the dead in your work, but also with their natural environment, most notably trees, in a richly anthropomorphic landscape that pervades your poetry. An evocative example of this is in Where Are the Trees Going:
The mother gave us over to darkness that erased spelling mistakes and notebooks
The mother erased us before going to meet the elm awaiting her naked in its bark
Made love to it on her knees
green sweat and resin staining her lace bodice
The mother milked the tree under the forest’s nose
or
She went towards embraces the way one goes to pasture
grabbed onto a white elm in passing
a plane-tree with shortened arms
made babies with every shadow that brushed against her
the birds she brought back in her hair were our brothers in disorder
This wildly creative anthropomorphism resonates deeply with me, in its portrayal of a natural word that is one with the human world. In your poems, the plant world does not come across as below the human world, but rather an integral and equal part of it. Can you speak to this aspect of your writing?
I’m happy to see you mention the plant world in my poetry.
My village was green; we lived in the trees, under the trees. My last collection, Where Are the Trees Going, won the 2012 Goncourt Poetry Prize, the Guillevic Prize, and the Pierrette Micheloud à Lausanne Foundation Prize and enjoyed three printings in one year when another collection took several years to go out of print. This collection tells of my childhood, and in it, children and trees are playmates. The mothers call trees and children inside at nightfall. Shrubs and children sleep upside down in the same bed. It is filled with poems that celebrate the women of my village, who are capable of transforming any herb into food, who have a forge in their chest when they blow on embers to fan their fires. Heroic women.
Your poetry portrays a strongly fluid, capacious human experience that encompasses the world of the imagination, life, and death as they intersect in the act of writing. This portrayal is illuminated by the passages in which your creation of characters is transparent, as in Nettles, also translated by Hacker:
Blackening pages till words exhaust themselves and this character
emerges, whom I’m seeing for the first time
I don’t know his name
useless to ask him
he doesn’t know how to write
he doesn’t know how to speak either
he only knows that he’s born of the pen’s contact with the page
of the proximity of two words which chance has placed side by side
He lets me have my way when I park him in the middle of the line
between a verb and an object
but I push him away a bit when he tries to goad me into action
The dynamic here is a back-and-forth, a collaboration really, between character and writer, and that dynamic becomes more complicated when the character is, in fact, a real person, and the text is autobiographical, as in the following passage:
Voices rise between the lines
they demand the main character, given her land-office knowledge of the place
I say knowledge so as not to say terror
so as not to say retreat underground when the father decided to
bury the son and his poems under the nettles
Can you describe your process of bringing a character into life on the page, whether in poetry or prose, fictive or real?
Nettles or Orties makes me run from city to city and country to country like a theatrical production. I wrote it for my dead mother who, once when her housework was finished, sat on the doorstep of the the house and looked at the wasteland overgrown with nettles and cried out to them: “I will dig you up tomorrow!” A chore put off every day. I imagined her dead, returning by foot to the village where she was buried, to confront the nettles that she did not have the time to confront when she was alive. Orties or Nettles, the superiority of poetry over prose. It can make sensible and feasable that which is not.
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