Les Mères (extraits) / from Mothers
Noyées sont les mères. Immergées. Depuis le premier jour. Dans l’argile des tablettes. Dans l’écume du récit. Dans l’oralité de la plaie… Des premiers feux au dernier tison, au dernier mot dérouté…
On ne s’efface pas de la lunule de leurs ongles. Ni de leur froissement modulé. Sans un grand tremblement de soi…
Ce sont des voix. Qui se couchent. Se relèvent. Qui voyagent. Qui s’enferment dans le sang profond. Qui s’évadent et qui retournent. Qui s’accolent et qui renient. Par les fissures de la roche, et les infiltrations du mur : une perfide faufilée de la lumière…
La secousse d’un corps livré à la plane. À la flûte. À l’infini de l’errance qui raye le bord. Qui égrise le bord des choses… À la musique… À l’inachèvement du temps, suspendu dans le cristal, qui l’empêche, elle, de brûler vive…
Comme si j’étais l’empreinte humide de sa voix. L’huile et le recueil de sa vis sans fin dans l’air… Et qu’elle ne jetât que sa poudre aux yeux, que sa braise aux morts…
Caressante. Cassante. Dans la bonbonne de verre. Sous la voûte du cellier. Sur le sol de terre battue. La sublime mère du vinaigre…
Lyrique, à voix basse, et raucité. Maîtresse de l’esprit-de-vin, agenouillé, idolâtrant sa lenteur, ses frasques imperceptibles, son incomplétude irritée.
Reine-mère. Touchée du rayon alchimique. Le corps ouvert, écartelé. Indistinct du réseau proliférant qu’il engendre, et des morves tentaculaires que sa douceur épanouit… Aveugle à tout, hormis : l’irréversible substitution des substances, la très patiente appropriation de l’enfer…
Mère absente du premier sommeil. Et du dernier soupir. Mère alpha, mère oméga. Intermittence de sonnailles et de clartés, parmi l’amoncellement des nuages, entre les piliers de l’exil…
Un envol éclaté de palombes. Une théorie de chenilles noires. Un coassement de grenouilles dans l’herbe étirée de l’enfance. Un râle d’eau. Le feulement de la boue. Souffle long, griffes rétractées…
À mots grinçants, mère gantée. À parole feutrée, mère aphone. À coulée de laves, coulis de mûres, couleur de mères, ruissellement visqueux par les crevasses de la terre et de la peau. Le remugle de sa prière, insipide, insensée, sous la ligne de flottaison. Le rai de lumière sous la porte close…
Le nœud convulsionnaire. L’arabesque malgré la cassure. Et le cri couvert entre chienne et louve… Le roucoulement de la peur…
Dans le nuage des mères… En abscisse, la rancune. En ordonnée, le chiendent. Et dessous, les casses de caractères… Et la neige sur l’échiquier…
Vacillantes. Sûres de moi. Elles. Et leurs sautes d’intensité. Les voltes carpées du Fou. La crémation de la Reine. Le naufrage de la Tour. Et l’engouffrement de ma voix…
Moi, l’esclave, moi le pion. Dans les terrains vagues, et les friches de l’écriture… Un claquement, de sabots, de mâchoires… Et l’encombre de la langue, avant le passage du Roi. Et le découronnement de sa tête. Et la défenestration de son Fou…
Fin de partie dans la stupeur du cristal. Et le gloussement amoureux des mères qui se rebiffent…
La plaie dont elle est le bord. La ligne qui tient à distance le pullulement des fantômes. Et le craquèlement de la faim…
Elle est l’anagramme, et le fil. Vipère enfant, mescal, enfer. Un lait plus obscur et plus entêtant que le sang bu dans sa morsure.
De sa danse immobile, parmi le tournoiement des cailloux lunaires, notre monde s’éloigne à la fin. Notre fin nous rapproche d’elle…
Comme une phrase anciennement frappée. Et qu’il serait interdit de dire à voix haute. L’écho d’un chuchotement de citerne. Une chaîne interrompue d’implosions et de repentirs. Parmi le silence du corps…
Et la compacité d’une voix prisonnière de mes balafres. Un bâillon de sang gluant sur ma bouche…
Il était temps que tout s’éteignît dans la langue. Et que commence le temps. Le cycle pervers. Et cette parousie de laves et de percussions. Hors le livre…
La voie lactée se jette dans la chambre. Un volet tonne, se ferme. Se ferme à jamais. Contre le dehors aveuglant. La parole murée.
Avec la débroussailleuse. Avec la lampe à souder. Avec la barre à mine, et la masse. Avec ton rire. Avec la gouge dans le bois. Et l’herminette sous la langue… J’attaque ton corps, et ma mémoire cerclée…
Jusqu’à l’entre-deux des mères. La touffe. La torche. La spirale. La condensation des figures et de la nuit. Avec ton rire. Jusqu’à l’éclat de la falaise de craie. Le poudrier. La poudrière…
Entre deux mers. Tes yeux aveugles sont les miens. Ravaudant, acerbant la langue. Attisant, d’un bleu de proie, le souffle aride des grands fonds…
La profonde légèreté de la mort des mères. Affûtée pour la sécheresse, le voyage. Et la dilapidation infinie… le point de dentelle du deuil exercé – et leur rire…
Mère méduse, mère épave… Blanchiment de la soif. Alternance conjurée par le flux, déchiquetée par le ressac. Et météore ricochant sur une crête implicite, clavier de langue, brûlure de sel, tatouage ajouré…
Elles, toutes, inscrites, enlacées, dissoutes… Tirées au creux de la vague qui les récuse, les imprègne… qui les livre au scintillement de la nuit, à la machinerie des lemmes, des segments, des songes, des apories… À l’équanimité de la houle et du néant…
De mon néant. De ma mort légère. De ma phrase ouverte…
Elles s’augmentent. Des voltes. Et du creusement. De la douleur qui m’écrit. De leur trahison qui me berce, qui me saoule. Qui me borde. Qui me tient éloigné d’elles… Jusqu’à la broderie du linceul…
Mères avares. Chair forclose. Météores de l’hiver. Surgissant d’une moire crépusculaire. Et lacérant le corps outrepassé…
Dans la détresse, les fagots, elles gardent leurs grandes manières. Leur hautaine suffocation. Avant de se dissiper… Entre les nuages rapides. Et la ronce douce-amère…
On s’enfonce. Dans l’eau sûrie, l’encre amère. On mâche un autre cerfeuil. Macération. Mise à nu. Inquisition jusqu’à l’os. Et la berge se décompose… On se noie dans les ronds de l’eau…
Et leurs voix… Les voix tues qui nous sont chair. Tirent lentement nos corps sur la boue. Les flagellent. Les ravissent. Avec la ronce et le houx… On se dresse. On est le soleil. On se couche, on est le soleil…
Et puis. Toujours. On fait la guerre avec la langue. On fait le monstre avec l’amour. Et ça s’enraye… et ça repart… Rien ne se récrit jamais. Ni la mort. Malgré la chauve-souris crucifiée. Sur le bois qui nous sépare…
Lévitation des mères. Au ras des roseaux. Assomption de l’écriture de la folie… Hors de la glu du piège à corbeaux…
Ce sont des voix naufragées. Tirées par la lune. Repoussées par la marée. Par la précession du crime : le poignard de l’ange illettré. Celui qui tranche ma gorge. Du scandement de leur nom…
Désécrites, mères et voix… Imprégnation, simulacre… Et le bloc de terre de leur surdité, dans un espace qui crie…
Elle appelle le vent. Le saccage. Les fleurs détruites… Et qu’il ne reste rien… Que le balancier de la belladone. La chute dans le vide. Sa chute vide dans le cœur…
Il s’en faut d’un pétale. D’une serpillière essorée. De la dissymétrie d’un rayon de miel… Pour que les choses mal dites, les mots rebroussés, infusent avec les herbes, toute une nuit, dans l’énigme de la bouilloire…
Le plaisir sans mélange. D’être aveugle. Et de la respirer. Odeur et âme mêlées. Avec le mot de la fin. Écrit à la craie. Planté entre l’ongle et la chair. Le mot qui soulève la prairie veuve, les cailloux blancs assonancés, l’herbe longue de la rive…
— JACQUES DUPIN, Les Mères
(Paris, © Éditions P.O.L., 2001)
REPRINTED WITH THE PUBLISHER’S PERMISSION
Mothers are drowned. Submerged. Ever since the first day. In the clay of the tablets. In the foam of the story. In the orality of the wound… From the first fires to the last firebrand, to the last diverted word…
We cannot be rubbed off the half-moons of their fingernails. Nor from their modulated rustling. Without a great shaking of self…
They are voices. That lie down. That arise. That travel. That enclose themselves in deep blood. That escape and come back. That line up side by side and disown. Through the cracks in the rock, the infiltrations of the wall: light perfidiously threading its way…
The jolt of a body handed over to the drawknife. To the flute. To the infinite wandering that scratches the edge. That grinds down the edge of things… To music… To the incompletion of time, suspended in the crystal, that prevents her from burning alive…
As if I were the moist imprint of her voice. The oil and the gathering of her endless vice that worm-screws in the air… As if, in order to make an impression, she could toss only her own powder into eyes, only her own embers to the dead…
Caressing. Curt. In the glass demi-john. Beneath the vault of the storeroom. On the beaten-earth floor. The sublime mother of vinegar…
Lyrical in hushed tones, and a raucous voice. Mistress of the spirits of wine, which are kneeling, idolizing her slowness, her imperceptible mischievous extravagances, her irritated non-fulfillment.
Queen mother. Touched by the alchemical ray. Her body opened, quartered. Indistinct from the proliferating network that it fosters, and from the tentacular mucus spread by her gentleness… Blind to everything, except: the irreversible substitution of substances, the patient appropriation of Hell…
Mother absent from the first sleep. From the last gasp. Alpha mother, omega mother. Sporadic livestock bells and clear spots, within the cloudbank, between the pillars of exile…
Woodpigeons exploding into flight. A procession of black caterpillars. A croaking of frogs in the extended grass of childhood. A water rail. The growling of mud. Long-winded, claws retracted…
For grating words, a gloved mother. For muffled words, a voiceless mother. For every lava flow, blackberries flowing into jam, mother-colored, a viscous streaming from the crevasses of the earth and the skin. The mustiness of her insipid, insane prayer, below the waterline. The ray of light beneath the closed door…
The convulsionary knot. The arabesque despite the broken-off line. And the covert cry at twilight, between she-dog and she-wolf… The cooing of fear…
In the cloud of mothers… On the abscissa, a grudge. On the ordinate, troublesome couch grass. And below, letter cases… And the snow on the chessboard…
Wavering mothers. They are sure of myself. Mothers. And their sudden leaps of intensity. The carped voltes of the Bishop. The cremation of the Queen. The shipwreck of the Rook. And my voice sinking into…
Me the slave, me the pawn. In vacant lots and fallow lands of writing… A clacking of clogs, a clicking of jaws… And the cluttered tongue, before the King passes by. And his dethroning. And the defenestration of his Bishop…
Endgame in the amazement of the crystal. And the amorous chuckling of the rebellious mothers…
The wound of which she is the edge. The line that keeps at a distance the proliferation of phantoms. And the cracking of hunger…
She is the anagram, and the thread. Child viper, mescal, hell. A milk darker and headier than the blood drunk in her bite.
At the end, our world withdraws from her motionless dance, amid the swirling of moonlike pebbles. Our own end brings us closer to her…
Like a sentence coined in an old-fashioned way. And that it would be forbidden to say aloud. The echo of a water tank whisper. An interrupted succession of implosions and regrets. Amid the silence of the body…
And the compactness of a voice held captive by my face scars. My mouth gagged with sticky blood…
It was time that the lights of everything went out in language. And that Time began. The perverse cycle. And this Second Coming of lava and percussion. Outside the book…
The Milky Way rushes into the room. A shutter thunders, shuts. Shuts forever. Against the blinding outdoors. The walled-in words.
With the edge trimmer. With the blowtorch. With a miner’s rod and a sledgehammer. With your laugh. With the gouge in the wood. And the adze under the tongue… I attack your body, and my hooped memory…
All the way to the betweenness of mothers. The tuft. The torch. The spiral. The condensation of figures and night. With your laugh. Until the bursting apart of the chalk cliff. The powder compact. The powder magazine…
Between two seas. Your blind eyes are mine. Mending, making the tongue caustic. Kindling with a prey’s blue, the arid breath of the depths…
The profound lightness of the death of mothers. Honed for drought, the voyage. And the infinite wasting… the mourning lacework having been done — and their laughing…
Medusa mother, mother wreck… Bleaching of thirst. An alternation conjured up by the floodtide, mangled by the surf. And a meteor ricocheting on an implicit ridge, language keyboard, salt burn, openwork tattoo…
Mothers, all of them enrolled, enlaced, dissolved… Dragged out to the lowest ebb, which refutes them, impregnates them… which delivers them up to the twinkling of night, to the machinery of lemmas, segments, dreams, aporias… To the equanimity of the heavy swell and nothingness…
Of my nothingness… Of my light death. Of my open-ended sentence…
They keep increasing. In voltes. In hollowing out. In the pain that writes me. In their betrayal that cradles me, gets my head spinning. That tucks my blankets in. That keeps me away from them… Until the embroidered shroud…
Miserly mothers. Debarred flesh. Winter meteors. Surging forth from crepuscular wavy watery patterns. And lacerating the body that has overstepped their bounds…
When in distress, bearing bundles of firewood, they keep putting on airs. Their haughty suffocation. Before drifting away… Between fast clouds. And the bittersweet brambles…
We go in deeper. Into the soured water, the bitter ink. We chew another chervil leaf. Maceration. Laid bare. An inquisition down to the bones. And the riverbank breaks apart.. We drown in ripples of water…
And their voices… The stilled voices that are endearing flesh to us. Slowly drag our bodies over the mud. Whip them. Ravish them. With brambles and holly… We rise. We are the sun. We lie down, we are the sun…
And then. Ever. We wage war with our tongues. We act like monsters when we are in love. And it grinds to a stop… and it gets going again… Nothing is ever rewritten. Nor is death. Despite the crucified bat. On the wood separating us…
Mothers levitating. Just above the reeds. The Assumption of the Writing of Madness… Away from the birdlime of the crow trap…
They are shipwrecked voices. Dragged by the moon. Pushed back by the tide. By the precession of the crime: the dagger of the illiterate angel. Who slits my throat. From the chanting of their name…
Mothers, voices — unwriting them… Impregnation, simulacrum… And the earthy mass of their deafness, in screaming space…
She calls upon the wind. The ransacking. The ravaged flowers… And may nothing remain… Only the pendulum of the belladonna. The fall into emptiness. Its empty fall into the heart…
A petal suffices. A wrung out floor-rag. Dissymmetry in a honeycomb… To make ill-said things, words rubbed the wrong way, steep all night long in the enigma of the kettle…
The unadulterated pleasure. Of being blind. Of smelling her. A mixture of stench and soul. With last words. Written in chalk. Planted between flesh and fingernail. The word that rouses the widowing meadow, the white assonated pebbles, the high grass of the shore…
THE ENTIRE SEQUENCE WILL BE INCLUDED IN Of Flies and Monkeys
(New York, Fayetteville: The Bitter Oleander Press, 2011)
Printed from Cerise Press: http://www.cerisepress.com
Permalink URL: https://www.cerisepress.com/03/07/from-mothers