Un extrait de Le Régiment noir / from The Black Regiment

French

Il fait chaud, je transpire et j’ai peur, d’une petite peur du corps bien cachée, mais tenace. Nous sommes partis, mal partis, tout le monde le sent, même les arbres qui regardent ironiquement nos uniformes de perroquets, nos épaules blessées par le sac et cette multitude de chariots et de voitures qui nous étouffent de leur poussière. Ce n’est pas une armée, pas une marche de guerre, c’est une partie de campagne avec ses calèches, ses chars à bancs portant des femmes empanachées qui vont à la bataille comme à un pique-nique. Elles ont emporté des longues-vues, ma parole, pour mieux nous voir trouer la peau. Et là-dedans des journalistes, des sénateurs, des membre du Congrès qui veulent voir en famille et de leurs yeux la victoire de la vaillante armée McDowell. Les copains m’ont élu caporal, ils ont insisté, mais cela ne sert à rien dans cette pagaille. Je leur ai dit de ne pas trop charger leur sac, rien à faire, et maintenant qu’ils ont mal au dos, mal aux pieds, ils sont en train de tout jeter.

Nous sommes partis, mal partis, tout le monde le sent, même les arbres qui regardent ironiquement nos uniformes de perroquets, nos épaules blessées par le sac et cette multitude de chariots et de voitures…

Rangez-vous ! Artillerie ! Il faut une fois de plus descendre dans les fossés, en risquant de se faire accrocher par les caissons, car les conducteurs sont malhabiles. Ils feraient mieux, au lieu de tant de saccades, de laisser un peu respirer leurs chevaux et de les tenir de moins près par cette chaleur. Que dirait le père Pierre en les voyant. Malgré tout ils ont une autre allure que nous. L’infanterie, pour comprendre, il faut avoir vécu ça, à pied, dans cette chaleur et cette poussière. Avec tous ces gens qui vous bousculent et ces arbres qui vous contemplent comme des fourmis. Comme des vers de terre que le canon va couper en deux d’un coup de bêche.

Le soir, on l’a désigné pour un poste guet qu’il doit occuper avec Wolf. Bien leur chance d’être de garde la veille du combat. L’ennemi est de l’autre côté de la rivière. Naturellement l’endroit indiqué n’a aucune vue. Pierre y laisse Wolf et s’avance avec précaution vers la rive. Tout près, il y a un creux, abrité par un buisson et d’où la vue s’étend loin. La rivière est proche. Tout son corps, altéré par la longue marche et couvert de sueur, demande l’eau. Il n’y a personne, il pose son fusil contre un arbre, se couche sur la berge et plonge avidement la tête dans l’eau fraîche. Il relève son visage ruisselant. En face de lui et couché sur la berge, il y a un homme. Un homme en gris ! Du gris épouvantable de l’ennemi. Mon fusil, je suis fait! Il bondit sur la berge, saisit l’arme, épaule. L’autre est en face dans une sorte de buée d’effroi qui empêche de viser. Soudain un cri, un rire : Ne tire pas ! C’est moi, Martin ! La voix, l’accent, le nom de Martin. Il jette son fusil, il est un petit garcon mouillé qui retrouve l’aîné et qui rit de plaisir comme autrefois dans la forge. “Tu es seul ? — Avec un homme. — Amène-le, qu’il ne me tire pas dessus. J’ai une barque, j’arrive.”

Pierre court chercher Wolf. Qui est stupéfait de voir un uniforme gris. Qui est rassuré en voyant que c’est Martin, son air carré, son énorme poignée de main. Martin qui embrasse Pierre, qui engloutit ses deux mains dans la sienne : “Tu es devenu un de ces sacrés ingénieurs aux mains douces ? — Je voulais être officier, mon père m’en a empêché. Je suis parti. — Ne m’étonne pas d’Eugène, il est fort ce garçon, mais pas franc. M’a tout de même rendu un fier service. Sans lui, je ne serais pas parti, je serais toujours compagnon au lieu d’avoir ma forge à moi. Et quelle forge, la plus belle du pays, qui est un fier pays, ça je peux le dire. Il t’a rendu service aussi en te faisant venir en Amérique, tu verras.”

Il les regarde en riant : Vous avez du café ? Déjà Pierre et Wolf ouvrent leurs sacs, sortent ce qu’ils ont.

“Minute ! Pas de cadeau. Café contre tabac, et du meilleur. Et des poissons que j’ai pêchés.”

Ils s’asseyent tous les trois, fument une pipe, le tabac de Virginie est bien le meilleur.

“Tu as eu peur en me voyant. Moi aussi ! Toujours comme ça la première fois qu’on voit les autres. Tu as été rapide pour un bleu.

— Je n’y voyais plus, je n’aurais pas pu tirer. Tu as déjà fait la guerre, Martin ?

— Le Mexique. Vilain métier, ne te fais pas d’idées là-dessus mais, comme disait le père Pierre, si on reste calme et si on fait attention à ce qu’on boit et ce qu’on mange, on peut sauver sa peau.

— Martin, que je suis content, tout a été si mal après…

— Oui, j’ai souvent pensé que tu avais dû en voir de dures. Moi aussi je suis content, mais ça me fait de la peine de te voir dans cet uniforme.”

Pierre est surpris, l’idée ne lui est jamais venue – à Wolf non plus – qu’ils pourraient être dans l’autre camp.

“Pourquoi venez-vous chez nous, vous battre contre des gens que vous n’avez jamais vus ?

— Mais Martin, les esclaves ! Les esclaves qu’on vend… parents et enfants séparés, que l’on poursuit avec des chiens…

— Bêtises ! Les esclaves, tu penses que j’en ai rien à foutre. Que ça me dérange ces gens qui travaillent pour rien. Les trafiquants, les propriétaires, nous leur ferons leur affaire, mais nous ferons ça nous-mêmes et nous ne voulons pas que les Yankees viennent fourrer leur nez chez nous.

— Mais Martin… — Il n’y a pas de mais, tous ces gens-là se tiennent. Ton père aussi. — Mon père ? — Naturellement. Pour qui est-ce qu’il est, Eugène ?”

Pierre est surpris. C’est vrai qu’en commentant son journal au petit déjeuner, M. Eugène marque une préférence pour le Nord et croit à sa victoire. Lui, et tous les industriels de Sainpierre.

“Tu penses bien qu’Eugène se fout des esclaves, mais il est du parti de ceux qui achètent les machines et vous, vous êtes comme lui. Dans le Sud, nous voulons seulement être libres et nous le serons, car les gens chez nous ont le poil rude et vous allez voir trente-six chandelles.”

Demain, bientôt, dans quelques instants, Martin sera l’ennemi, celui qui tire sur vous.

“Martin, on n’est tout de même pas ennemis ?

— Oui, on est ennemis… enfin jusqu’à la fin de la guerre. Tiens, voilà les poissons. Faites-les griller sur vos baïonnettes avec les herbes qui sont autour.”

Il s’en va sans adieu. Se retourne au bord de l’eau: “Tâche de ne pas être devant nous demain, pas devant Jackson. — Qui c’est Jackson ? — Mon général, celui des Virginiens. Là où il sera, il fera trop chaud pour toi.”

Il fait un pas vers Pierre, qui aussitôt court vers lui. Tombent dans les bras l’un de l’autre. Pour faire bonne mesure, embrasse aussi Wolf. Il est dans la barque, ses larges épaules courbées sur les rames. Crie : Après, viens à Peace River, à la forge, il y a une place pour toi et un marteau. Celui qui m’a porté chance. Son rire éclate dans l’obscurité, puis il n’est plus là et le coeur se serre.

Martin, notre ennemi ! Cela n’est pas possible et c’est ce qui est. Ce qui est la guerre. Il ne reste qu’à faire un petit feu dans un trou, à griller les poisons que les herbes de Martin ont rendus savoureux. La nuit est tombée, ils prennent la garde l’un près de l’autre. Entre les arbres, on devine la lueur des feux de campement de l’ennemi. On entend le cri d’une sentinelle. Un officier passe faisant sa ronde. Est-ce que Martin dort ou veille de l’autre côté ? Demain nous nous battrons peut-être l’un contre l’autre. Il a dit : Tu ne connais pas les gens du Sud. Je ne connais pas non plus Jackson. Je vais cependant me battre contre eux. Il fait plus froid, l’aube approche. On entend passer un rapace. C’est l’heure de garde de Wolf et je devrais dormir au lieu de me creuser la cervelle. A quoi bon, je suis dans la mécanique et il est trop tard pour se poser des questions. Il y a quelque part une machine qui s’est mise à produire des soldats, des fusils, des canons. Une machine qui fait la guerre et qui sort, on ne sait comment, mais de façon certaine, de la maison grise et de la grande roue de la forge. M. Eugène y tient une place dans son bureau de Sainpierre et moi une autre ici dans mon uniforme. C’est une machine que rien ne peut arrêter, à moins que le Sud ne puisse lui en opposer une autre, plus puissante. C’est impossible, M. Eugène l’a compris qui sait lire les bilans d’un oeil sans passion. C’est pourquoi il est du parti du Nord, comme moi. Je suis du côté du plus fort. Je suis là, je suis cela. Dans le Sud sont les esclaves et les esclavagistes.

Le Regiment Noir (Actes Sud, © 2000, pp.47-52)
REPRINTED WITH THE PUBLISHER’S PERMISSION

English

It is hot, I am sweaty and I’m scared. It is a little fear, well hidden in the body but tenacious. We left on the wrong foot, everyone is aware of it, even the trees which look down ironically on our parrot’s uniforms, our shoulders cut by the haversacks and this chaos of coaches and carts smothering us in their dust. It is not an army, not a war march, it is a country outing with its horse carriages, its wagons loaded with women in party dresses going to war like they would go to a picnic. They brought spyglasses, by God, to better see us pierced by bullets. And in this motley crew, newspapermen, senators, members of Congress, want to see with their own eyes and in company of their family, the victory of McDowell’s brave army. My buddies have named me corporal, they insisted, but it is useless in this muddle. I told them not to carry too much; nothing doing. And now that their back hurts and their feet are sore, they have started throwing everything away.

We left on the wrong foot, everyone is aware of it, even the trees which look down ironically on our parrot’s uniforms, our shoulders cut by the haversacks and this chaos of coaches and carts…

Pull to the side! Gunners! Once more we must go down in the ditches, at the risk of being caught by the caissons, because the drivers are clumsy. Instead of so many fits and starts, they had better let their horses breathe a little and give them some slack in this heat. What would the elder Pierre say if he saw them? Still, they look a lot better than we do. To understand the infantry, you must have experienced it, on foot, in this heat and this dust. With all these people jostling you and these trees looking down on you like ants. Like earthworms that the cannon will cut in halves as a shovel might.

That night, Pierre is assigned picket duty with Wolf. Their bad luck to be on guard duty the evening before battle. The enemy is across the river. Naturally, where they are told to stand, they can’t see anything. Pierre leaves Wolf at the post and moves carefully toward the river bank. There is a hollow close by, sheltered by a bush, from which the view is unobstructed. The river is near. His whole body, thirsty from the long march and soaked in sweat, clamors for water. Nobody there, he lowers his gun against a tree, lies down over the bank and dips his head in the fresh water greedily. He lifts his head back out, dripping water. In front of him and lying on the other bank, there is a man. A man in gray uniform! The horrible gray of the enemy. My gun, I’m done for! He jumps on the bank, grabs the gun, shoulders it. The other man faces him through a sort of vapor of fear which spoils his aim. Suddenly a shout, a laugh: “Don’t shoot! It’s me, Martin!” The voice, the accent, the name of Martin. He throws his gun down, he is a wet little boy who meets his elder brother again and laughs with delight as he used to do in the forge. “Are you alone?” — “With one man.” — “Bring him over, so he doesn’t fire at me. I have a boat, I’m coming.”

Pierre runs to fetch Wolf, who is petrified to see a gray uniform, then reassured when he sees Martin, his square look, his strong handshake. Martin embraces Pierre, buries his two hands in his own:

“Did you become one of those darned engineers with soft hands?”

“I wanted to become an officer, my father didn’t allow me. I left.”

“Doesn’t surprise me from Eugène; he is crafty, that boy, but not straight. Still, he did me a good turn. Without him, I wouldn’t have left, I would still be a hired hand instead of having my own forge. And what a forge, the best in the country, which is a great country, I have to say. He did you a good turn too by causing you to come to America, you’ll see.”

He looks at them, laughing: “You have any coffee?” Pierre and Wolf already opened their knapsacks, taking out everything they have.

“Wait a minute! No gift. Coffee for tobacco, and the very best. And some of the fish I caught.”

The three of them sit down, smoke a pipe, Virginia tobacco is really the best.

“You were scared when you saw me. I was too! It’s always that way the first time you see the others. You were fast for a blue.”

“I couldn’t see anymore, I couldn’t have fired a shot. Did you fight war before, Martin?”

“The Mexican one. It’s a dirty trade, don’t get any ideas about it, but, as Master Pierre used to say, if you keep your cool and are careful of what you eat and drink, you can save your skin.”

“Martin, I am so happy, everything went to hell after….”

“Yes, I often thought you must have had a hard time. I am glad too, but it pains me to see you in this uniform.”

Pierre is shocked, the idea hadn’t struck him — nor Wolf — that they could be in opposite camps.

“Why are you coming here, to fight against people you have never seen?”

“But Martin, the slaves! The slaves who are sold… children separated from their parents, chased after with dogs …”

“Balderdash! The slaves, you bet I could care less. You think it bothers me that these people work for nothing. The traders, the owners, we’ll take care of them, but we will do it ourselves and we don’t want the Yankees to poke their nose in our business.”

“But Martin…” — “There is no but. All these people are in cahoots. Your father too.” — “My father?” — “Of course. Which side is he on, Eugène?”

Pierre is troubled. It is true that, when he reads his newspaper at breakfast, his father’s comments indicate a preference for the North and a belief in its victory. And with him, all the industrials of Sainpierre.

“You must know that Eugène doesn’t give a damn about the slaves, but he sides with the party of those who buy his machines and you, you are like him. In the South, we only want to be free, and we will be free, because our people have a tough skin and you are going to see more stars than you bargained for!”

Tomorrow, soon, in a few minutes, Martin will be the enemy, the one who shoots at you.

“But, Martin, how can we be enemies?”

“We are enemies… at least until the war is over. Here, take the fish. Grill them on your bayonets with these grasses wrapped around them.”

He leaves without saying good-bye. From the edges of the water, he looks back:

“Try not to be in front of us tomorrow, not in front of Jackson.”

“Who is this Jackson?”

“My general, the Virginians’ general. Wherever he will be, it will be too hot for you.”

He takes a step toward Pierre who immediately runs to him. They fall in each other’s arms. For good measure, he hugs Wolf also. Then he’s back in the rowboat, his wide shoulders bent over the oars. He yells: “Afterward, come to Peace River, at the forge, there is a spot for you and a hammer. The one that brought you luck.” His laughter bursts in the darkness, then he is gone and the heart tightens.

Martin, our enemy! It’s not possible and yet, it is true. That is what war is. The only thing left to do is to start a little fire in a hole, to grill the fish made very tasty by Martin’s herbs. Night has fallen, they take turns at the watch. Between the trees, they spot the light from the fires of the enemy’s camp. A sentry calls. An officer goes by, doing the rounds. Is Martin asleep or keeping watch on the other side? Tomorrow we may be fighting against each other. He said: “You don’t know the people from the South.” I don’t know Jackson either. Yet I am going to fight against them. It is getting colder, dawn is near. A nighthawk flies overhead. It is time for Wolf to take over the watch and I should sleep instead of driving myself crazy. What’s to be done, I am engaged in the mechanism and it is too late to ask myself questions. Somewhere a machine started producing soldiers, guns, and cannons. A machine which wages war and is issued, God knows how, but no doubt about it, from the gray house and the forge’s big wheel. Mr. Eugène has a part in it in his Sainpierre office and I another in my uniform. Nothing can stop this machine, unless the South comes against it with another, more powerful machine. That is impossible, Mr. Eugène understood it, he who can read balance sheets with a dispassionate eye. That is why he takes the Northerners’ side, like me. I’m on the side of the strongest. This is where I am and that is what I am. In the South are the slaves and the slave holders.

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