Quand nous ne sommes que prisonniers... / When We're Only Prisoners...
[d’un carnet daté du 12 novembre 1955]
quand nous ne sommes que prisonniers de cette vie
et des parois de cette vie
rien
sortir — ce n’est pas sortir —
si
chaque jour
nous avons vécu d’une vie
nous avons vécu mille vies brèves — coupées net le soir — par
la faux, sur le sol froid du soir.
le silence aussi donne le sol
…
Tu connais la terre suffisante — et celle qui soudain se démasque
et ne te suffit plus —
…
Mais je me souviens de ma vie comme de la terre lorsque je ne sors pas.
…
Je n’ai pas crié, je n’ai pas pleuré en retrouvant ma tête rase —
et ce qui, de moi, reste toujours à brûler
…
J’ai profité de cet état de grande faiblesse — j’ai marché — de cette faiblesse heureuse
la force humaine et la faiblesse terrestre cessent d’être distinctes
la lumière est cet être de grande faiblesse qui sait sourdre de la terre
…
ma ponctuation est la bèche avec laquelle j’avance dans le
champ —
bèche qui ouvre le champ —
et le fracas surgi par toutes les portes humaines.
quand cette angoisse me quitte, je m’immobilise —
quand elle me rejoint, je marche —
coupé en deux, je me dédouble dans la lumière
je demeure à l’horizon
…
ce qui se détache de la terre éclaire la terre
mais nous sommes vraiment loin des lieux interpellés —
malgré cette perpétuelle commotion —
notre main friable, glacée — nos doigts cassants le disent
et la marche reprend —
et les arbres, les arbustes repartent avec moi —
la moire de la terre tourne et s’immobilise autour de moi avec
un grand battement
…
à portée de main, la puissance du ciel sur un tas de pierres —
sur le réflecteur d’un amas de pierres froides
la terre, comme une aile immense dans le vent
planant au-dessus de la terre
…
les corbeaux, les glaciers qui grincent
…
comme si je cherchais la parole extérieure
des fruits qui tiennent encore à l’arbre noir
dans le sens opposé au couchant
alors en nous tournant dans le vent froid
c’est toute l’assiette du visage qui nous est révélée
comme une surface froide et plate
au-dessus de la route
…
des tronçons
et chaque intervalle
est une montagne
un tronçon de distance — comme du bois à brûler
oui égarés
dispersés
mais nous avons trouvé
dans notre déchirement
un tel champ
la brume qui monte
le matin
enveloppe notre front
mille apparitions
mille arpents
mille lieux froids et morts
qui scintillent
le jour
sur terre
…
La lumière n’apparaît plus avant le milieu du jour
…
le jour est comme une lame — sur le champ
cette faux, quand il n’y a rien à couper — et qu’elle reste, hors
de saison, sur la terre.
pour rouler
dans la chambre aride, dans la chambre précaire de dehors
je ne peux sortir sans trouver — encore une fois — cette grande
porte ouverte devant moi — cette grande porte sans battants
…
mais notre amour qui a perdu sa forme
et son nom dans le vent —
comme un champ
notre amour — le vent
cet amour plat et transparent comme le vent.
je me suis retrouvé autre dans le jour différent
…
amour — comme la terre — non moins démesuré
…
la joie — c’était de voir mon front, la tête qui se perdait sous
le ciel, comme un talus, l’herbe et le souffle rêche mêlés
de voir ce talus
de le voir de loin
encore en vie
c’était de voir de loin — mon regard blanc
— ANDRÉ DU BOUCHET, Une lampe dans la lumière aride: Carnets 1949-1955
Édition de Clément Layet (Le bruit du temps, Paris, © 2011, pp. 323-27)
REPRINTED WITH PERMISSION BY ANNE DE STAËL
[from a notebook dated November 12, 1955]
when we’re only prisoners of this life
and the walls of this life
nothing
going out — is not going out —
if
each day
we have lived a life
we have lived a thousand brief lives — cut down at evening — by
the scythe, on the cold ground of evening.
silence also gives ground
…
You know the sufficiency of earth — and the earth that suddenly unmasks itself as not
sufficient —
…
But I remember my life as I remember the earth when I don’t go out.
…
I didn’t shout, I didn’t cry when I found my head was shaved —
and found what within me still remains to be burned.
…
I’ve taken advantage of this great weakness — I’ve walked — of this happy weakness
human strength and earthly weakness are no longer different
light is a being of great weakness, which knows how to well up from the earth
…
my punctuation is the spade I take with me into the field —
the spade that opens up the field —
and the din that pours out through all human doors.
when this anguish leaves me, I stand still —
when it comes back, I walk —
cut in two, I split up in the light
I remain on the horizon
…
at hand, the power of the sky on a pile of stones —
on a mirroring heap of cold stones
the earth, like an enormous wing in the wind
hovering above the earth
…
crows, the glaciers that creak
…
as if I were searching for words that are not within me
fruits that still cling to the black tree
on the opposite side of sunset
then as we turn in the cold wind
we find the flatness of our face wholly revealed
as a surface cold and flat
above the road
…
chunks
and each interval
is a mountain
a chunk of distance — like firewood
yes they’re mislaid
scattered
but we have found them
in our heartbreak
such a field
the mist as it rises
in the morning
shrouds our forehead
a thousand apparitions
a thousand acres
a thousand places cold and dead
which glitter
daylight
on earth
…
The light no longer appears before the middle of day
…
the day is like a blade — on the field
this scythe, when there is nothing to cut — and it stays, out of
season, on the earth.
to roll
in the parched room, in the precarious room of outdoors
I can’t go out without finding — once again — this vast
door open before me — this vast doorway without doors
…
but our love which has lost its shape
and its name in the wind —
like a field
our love — the wind
this love flat and transparent like the wind.
I found myself to be someone else in the different day
…
love — like the earth — no less enormous
…
joy — it was seeing my brow, the head that was vanishing
under the sky, like a slope of grass mingled with rasping breath
to see this slope
to see it from afar
still alive
it was seeing from afar — my blank gaze
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