Les deux vieilles demoiselles / The Two Old Maids
Elles étaient lingères, c’est-à-dire qu’on leur donnait les trousseaux à confectionner, les corsages fins, les draps, les chemises et les nappes du dimanche. Elles prenaient l’aiguille et cousaient du matin au soir, étant appliquées. Personne ne s’entendait comme elles aux petits points perdus et aux ourlets à jour. Aussi avaient-elles toujours de l’ouvrage et plus qu’elles n’en pouvaient faire.
Mademoiselle Henriette avait cinquante ans, Mademoiselle Rosalie en avait quarante. Et toutes les deux avaient été jeunes. Entre vingt et trente ans, elles avaient beaucoup souffert, moralement et physiquement. Elles avaient fait des rêves : se marier, partir en voyages de noces ; avoir des meubles neufs et avoir des enfants ; et puis connaître des choses qu’elles ne connaissaient pas, car qu’est-ce que c’est que l’amour ? Rien de cela n’était venu.
C’est pour cette raison qu’elles avaient été malheureuses, mais sans le dire à personne, sans même se le dire entre elles, et on est deux fois malheureux. Donc on les avait connues pâles, avec des suffocations, de belles toilettes pour rien, tout à coup un riche chapeau ; on les avait connues ainsi ; ensuite, peu à peu, elles avaient changé.
L’habitude, c’est comme le brun qui vient sur les tableaux : d’abord ils ont des couleurs vives, des couleurs variées ; avec le temps elles se fondent, une teinte s’étend dessus, et on ne distingue plus rien. De même va la vie.
L’habitude, c’est comme le brun qui vient sur les tableaux : d’abord ils ont des couleurs vives, des couleurs variées ; avec le temps elles se fondent, une teinte s’étend dessus, et on ne distingue plus rien. De même va la vie. Plus de grande joie, plus de grand chagrin. On retombe, on se laisse aller. Chaque jour est la même chose et on passe à la fin sans s’en apercevoir.
Mademoiselle Henriette la première, Mademoiselle Rosalie après, elles avaient porté des robes sombres et mis les rubans de côté. On ne regarde plus les garçons qu’on rencontre et ils ne vous regardent plus. Elles étaient monitrices à l’école du dimanche ; elles visitaient les pauvres ; elles cousaient pour les missions. Avaient-elles été jolies ? On n’aurait plus su le dire. Henriette avait les cheveux blancs ; la peau du front avait jauni et les dents lui étaient tombées. Pour Rosalie, il en avait été autrement. Elle, au contraire, étant plus jeune, avait gardé ses cheveux noirs, seulement elle avait grossi, de sorte qu’elle avait deux plis sous le menton et elle était devenue très rouge.
Elles étaient restées ensemble et n’avaient pas quitté la ville. C’est une petite ville. D’ordinaire dans la grande rue, il n’y a que trois personnes. Au bout de cinq ou six ans, le pharmacien fait repeindre son enseigne et change l’eau de ses bocaux, un qui est rouge, un qui est bleu. Ou, un jour, on creuse devant la maison, c’est qu’on amène l’eau dans les appartements. Un autre jour, les messieurs du cercle fondent une société électrique, émettent des actions à 100 fr., font bâtir une usine et c’est un événement. Ou encore on dit tout à coup : « Savez-vous ? Le notaire Michet vient de faire faillite. » « Que dîtes-vous ? » « Aussi vrai que je suis là. » « Un homme qui avait l’air si bien dans ses affaires. » « Que voulez-vous, il vivait trop largement. »
Comme elles avaient cousu toute la journée, les demoiselles n’avaient pas envie de dormir. Ce travail de fin énerve à la longue ; il tire les yeux ; on a une douleur au front. Ayant soupé et lavé la vaisselle, elles s’étaient assises à la fenêtre ouverte. Il y avait sur la table des ciseaux, de la toile pliée, des bobines de fil et une boîte de boutons. À côté, se tenait la machine à coudre, une machine à pied Singer, avec sa pédale et sa grande roue.
Alors le jour s’en alla lentement depuis le fond de la chambre jusque là où elles étaient. On vit les meubles entrer dans l’ombre, on dirait qu’ils se noient ; d’abord ils entrent par le bas et l’ombre monte comme l’eau, et enfin, ils sont recouverts.
Si on regarde dehors, la lumière étonne, tellement elle est encore vive, quand déjà il fait noir dedans. Le ciel était jaune, puis il devint vert ; un coup de bise courba les branches.
Devant chez les demoiselles, s’étendait un grand jardin. C’était le jardin de Monsieur Loup, le géomètre. Les arbres étaient tout noirs aussi, faisant des masses sur le ciel ; dans les intervalles, un peu d’herbe sortait, plus claire. Puis il se fit un battement dans l’air. En haut le vert était parti, il passa au bleu, se fonçant, et une étoile vint poindre à ce moment, ouverte comme un œil.
They were needleworkers, which meant that everyone asked them to make their trousseaus, their delicate corsages and sheets, their shirts and Sunday tablecloths. Being hard workers, they took up the needle and sewed from morning to night. No one else got along so well with little slipstitches and hemstitches. And so they always had work to do and more than they could finish.
Miss Henriette was fifty years old, Miss Rosalie was forty. And both of them had once been young. They had suffered considerably between the ages of twenty and thirty, both morally and physically. They’d had dreams: to get married, go on a honeymoon, have new furniture and have children. To experience things they didn’t yet know, because isn’t that what love is? Nothing of that came for them.
Which is why they were unhappy, but without telling anyone, not even each other, something which makes a person twice as unhappy. So everyone knew them as sad and suffocated, pointlessly well-dressed and sometimes suddenly wearing a luxurious hat. This is how people knew them. Then, little by little, they changed.
Habits are created like the brown-tinge which creeps into a painting. First, there are bright colors, a multitude of colors. With time, they mix together and one tone extends itself across until it becomes impossible to differentiate anything anymore. Life is the same.
Habits are created like the brown-tinge which creeps into a painting. First, there are bright colors, a multitude of colors. With time, they mix together and one tone extends itself across until it becomes impossible to differentiate anything anymore. Life is the same. No more great joy, no more great sorrow. A person falls down, lets oneself go. Everyday becomes the same and suddenly, without realizing what’s happened, it’s all over.
Miss Henriette went first, Miss Rosalie after. They wore somber dresses and put their ribbons away. They didn’t look anymore at the men they passed, and the men didn’t look at them. They were Sunday School teachers. They visited poor people. They sewed for the missionaries. Had they once been pretty? No one would be able to say anymore. Henriette had white hair. The skin on her forehead had yellowed and her teeth were bad. Rosalie was different. She was younger, and unlike Henriette, she’d kept her black hair, but she’d grown fat. So much so that she had a double chin and her face had grown ruddy.
They lived together and had never left the city. It’s a small city. Usually the main street has no more than three people. A place where after five or six years, the pharmacist has his sign repainted and changes the water in his glass show globes, one which is red and one which is blue. Or, where, one day they dig in front of the houses, bringing water into the apartments. Another day, the men of the business group found an electrical company, offering shares at 100 francs, and build a factory. It was quite an event.
Or maybe someone says suddenly, “Did you hear? Michet the notary just went bankrupt!”
“It can’t be true!”
“As true as I’m sitting here.”
“He seemed so successful.”
“What do you expect, he lived beyond his means.”
Since they had sewn all day, the ladies didn’t feel like sleeping. This delicate work is tiring in the long run; it hurts the eyes and gives a headache. Having finished supper and washed the dishes, they went to sit at the open window. On the table were scissors, some folded cloth, bobbins of string and a box of buttons. Next to that stood the sewing machine, a foot-operated Singer, with its pedal and its big wheel.
And so the daylight departed slowly from the back of the room up to where they were sitting. The furniture entered into the shadow; it appeared to be drowning. The shadow began at the base and then rose like water, until eventually each piece was submerged.
Looking outside, the light was a surprise because it was still so bright yet already dark inside. The sky was yellow, then it became green. A gust of wind bent the branches on the trees.
A large garden extended in front of the ladies’ house. The garden belonged to Mr. Loup, the surveyor. The trees were all black too, making great masses in the sky. In between them, a bit of lighter colored grass stuck out. Then there was a movement in the air. Up above, the green had gone, turned to blue, darkened and a star began to shine at that moment, opened like an eye.
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