Les œuvres de l'inconscient / The Works of the Unconscious
Je découvre de gros livres empilés en désordre sur des tables dans la pénombre. Et on me dit, ce sont les œuvres de l’inconscient. Car l’inconscient n’a pas besoin de toi pour faire œuvre ! Quelle naïveté de penser que ce soit toi seul qui puisses le mettre en mots ! Ton inconscient écrit depuis bien avant ta naissance, il peint aussi, d’ailleurs. Si tu étais attentif, la nuit, au lieu de te laisser égarer dans ton sommeil par ces représentations en désordre qui ne sont que la retombée de son écriture, les situations, les fictions, qu’il a refusées, les feuilles griffonnées qu’il laisse à traîner sous le grand ciel étoilé, avec parfois des cris de fureur parce qu’un mot lui échappe, tu le verrais assis à sa table, dans le noir, courbé sur sa plume, sa langue serrée entre ses dents, tant il est resté un enfant. Et tu pourrais te pencher, par dessus son épaule, sur sa page, et tu verrais et tu pourrais lire…
Que pourrais-je lire ? J’ouvre, au hasard, un de ces volumes, je lis, cela me rappelle, très vaguement, quelque chose. Et tout d’un coup, mais oui, voici deux phrases que j’ai écrites, jadis, je les reconnais parmi d’autres que je tire, trempées d’eau car il pleut, et lourdement, et avec du vent, un vent noir, de parmi d’autres et d’autres dans ces in-folio aux grandes masses de feuilles molles et courbes. Que sont ces phrases qui avoisinent les deux miennes ? En voici une, sur ce papier gorgé d’eau qui se défait sous mes doigts, c’est une longue énumération de probablement des rois ou des démons ou des dieux d’époques bien oubliées. Apparemment j’ai vécu en des siècles dont je n’ai plus même l’idée, j’ai parlé des langues qui n’existent plus, j’ai été un autre, ou beaucoup d’autres, à moins que…
Cette phrase-ci, cette étrange petite fille, je l’ai attrapée, par le bras, je la traîne hors du livre, toute mouillée, je l’attire vers moi, mais elle n’a ni commencement ni fin, elle plonge par ses deux bouts dans des constellations que voici visibles, et même proches, autour de nous, car il ne pleut plus, le vent a dégagé le ciel sous nos pieds, – « nos pieds », oui, puisque maintenant je suis plusieurs, et nombreux, qui nous heurtons dans des couloirs, sous des voûtes, avec alors de ces rires comme on en entendait jadis dans l’abîme des nuits d’été.
Des rires, bien que tout de même je sois seul, à cheminer parmi ces grimoires qui prennent forme de collines incohérentes, jonchées de pierres plates et grises, avec parfois de hautes colonnes dont la cime se perd dans des nuées. L’inconscient a vraiment beaucoup écrit. Et c’est un pays bien désert. Les enfants qui avaient paru ont disparu. Ce n’est pas sous leur dictée rieuse et moqueuse que je vais pouvoir recréer le monde.
— YVES BONNEFOY, Le Digamma
(Paris, Galilée, © 2012, pp. 43-44)
REPRINTED WITH THE AUTHOR’S PERMISSION
In the penumbra, I discover large books, stacked on tables in a jumble. These are the works of the unconscious, I am told. In fact, the unconscious has no need of you to compose a work: how naïve of you to think that only you can put him into words. Your unconscious started writing long before your birth; he paints as well, by the way. As you sleep at night, you let yourself drift through chaotic images that are but the overflow of his writing — the situations and fictions he has rejected, the scribbled sheets he scatters behind him under the great starry sky, sometimes with cries of fury because a word has escaped him. But if you paid attention, you would see him seated at his table in the dark, bent over his pen — with his tongue clamped between his teeth, he has remained such a child. And you could lean over his shoulder, look at his page, and read…
What could I read? I open one of the volumes at random, and what I see reminds me of something, quite vaguely. All of a sudden — of course, here are two sentences I wrote years ago. I recognize them among the others, the countless others, which I draw from those folios with their big clumps of soft, rounded pages. They are drenched with water because now the rain is falling hard, and a wind has blown up, a black wind. What are those other sentences next to mine? Here’s one, on this paper soaked with water, which tears apart under my fingers: it’s a lengthy enumeration of what are probably kings, or demons, or gods, from eras long since forgotten. Apparently I lived in centuries I can’t even imagine anymore; I spoke languages that no longer exist; I was another person, or many others, unless…
This sentence here, this strange little girl: I’ve caught her by the arm, and I drag her out of the book, wet as she can be. I pull her toward me, but she has no beginning and no end; by both head and toe, she plunges into constellations that are visible now, all around us and even close, since the rain has stopped and the wind has cleared the sky under our feet. Yes, “our feet,” because I have multiplied. I am numerous, and we jostle in the passageways, under the vaults, with that laughter we used to hear long ago, in the abyss of summer nights.
Laughter, even if I am alone after all, walking among these arcane texts that take the form of disjointed hills, strewn with flat gray stones, where here and there the summits of high columns vanish into the clouds. The unconscious has truly written a great deal. And it’s a very deserted country. The children who had appeared have disappeared. Their cheerful and mocking dictation is not what will enable me to recreate the world.
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